L’ATTENTE
B - Vous avez attendu longtemps avant de revenir?
X - On attend toujours même quand on marche vers son destin. Mon grand père me racontait qu’Hitler n’a cessé de construire et d’améliorer son bunker à Berlin alors même qu’il conquérait l’Europe. En pleine victoire il préparait déjà son refuge, son terrier, son tombeau.
Quelque chose en nous attend et se lasse de nous voir nous agiter, quelque chose en nous attend le repos, quelque chose en nous est malmené par le mouvement de la vie. C’est ce quelque chose qui s’use et vieilli. Il nous précède et nous envie.
Cette attente est aussi l’orgueil de l’homme. L’attente est ce qui, en nous, refuse que notre disparition dépende de l’extérieur. Les arbres eux ne meurent que pour des raisons qui leur échappent, en l’absence de problèmes conjoncturelles ils seraient éternels. Il n’ont pas comme nous ce programme de sénescence dont nous avons équipé nos produits électroménagers et qui décide de notre obsolescence.
B - Donc vous attendiez déjà, mais est-ce que ça a été difficile de se décider?
X - Rien de plus infranchissable que l’instant. On est assiégé par le temps, prisonnier du présent. L’attente est le lieu de l’angoisse, de la maladie, de la plainte, de la pensée, de la recherche, de l’oubli…
On construit des remparts jusqu’au jour où on décide de sortir, de rentrer quoi qu’il en coûte. Le jour du retour est une libération.
B - Aujourd’hui vous pensez être définitivement libéré?
X - L’attente me guette comme un animal sa proie. Elle m’attire comme les sirènes attirent les marins. L’attente me dit que c’est elle la plus belle, qu’elle est ce que j’ai de mieux à faire. Elle me dit que le moment n’a pas d’importance, qu’en dessous de l’instant c’est le vide. Et elle me tend la main pour que je saute par dessus.
B - L’attente est la soeur de l’angoisse, c’est une projection sans contenu, elle est l’inverse du désœuvrement qui la renie comme un enfant sa mère.
Pour ne plus camper dans l’attente, je construis des bunkers dans l’instant.
X - Je suis debout dans le couloir, je vis sur le pas de la porte, devant la sortie de secours. Je n’ai jamais rien fait d’autre qu’essayer d’augmenter ma force d’inertie.
B - Attendre, c’est chercher avec le corps.
X - Je suis auprès de moi comme si j’étais au chevet d’un mourant. Je ne peux rien faire, mais j’attends patiemment et observe ce qui se passe : les réactions et les émotions, les événements et les saisons qui nous traversent.
B - On cherche désespérément des intensités. On cherche de quoi vibrer, de quoi vivre un peu plus. Tout ce qu’on veut c’est fonctionner, comme le filament attend l’incandescence.
X - Le corps est la salle d’attente où l’on reçoit les plaintes de nos organes. Voilà de quoi nous protège l’action, elle ferme la porte derrière elle.
B - Seul la métaphysique pourrait nous faire sortir de la file d’attente.
X - Debout face à l’arbre, j’écarte les bras et j’attends qu’il me rejoigne en grandissant.
B - Chaque journée est un brouillon que je chiffonne et que je jette dans un coin. J’attends celle qui supportera la relecture. Heureux ceux qui écrivent chaque journée sans repentir et qui la rangent telle quelle dans leur biographie. Je continuerai à noircir des pages jusqu’à ce que la vie et la mort se ressemblent.
X - Nos idées attendent longtemps que nos bouches parlent, encore plus longtemps que nos mains écrivent. On pense avec une grammaire approximative c’est ce qui rend les idées fulgurantes.
B - A moins que ce ne soit la vitesse de la pensée qui ne floute la grammaire.
X - Chaque jour, j’attends qu’on me donne une bonne raison de tout abandonner, en commençant par ce à quoi je tiens le plus.
B - Prévoir à l’avance ses trains, ses avions, ses vacances, ses coups de fils. Le commerce nous demande de prévoir notre vie à l’avance afin d’optimiser son activité, pour que personne ne nous attende sans rien faire.
Hors de prix, mon travail consiste à me tenir toujours prêt, à être à la disposition de ce qui arrive.
X - On passe sa vie à préparer l’instant. On attend celui qui créera un après. Cet instant, imprévisible et irréversible, où tout se réinitialise, se reconfigure, où notre visage se tourne vers un autre paysage et ajoute un trait à son caractère.
B - On attend l’événement comme le Messie et quand il arrive, on le condamne encore à mort.
X - Une partie de moi ne dort jamais, elle attend. Elle attend le grand amour, la grande fortune, la grande santé, la sérénité, la sagesse, le bonheur…
Ce qui en moi attend se tend et ôte toute souplesse à l’instant.
L’attente anesthésie le présent. J’attends des choses pendant des années et je m’en vais quand elles arrivent.
B - Il faut apprendre à vivre dans l’attente, rester devant le passage piéton. En faire son atelier, s’y installer comme à la place du conducteur. L’attente est notre marge de manoeuvre, elle crée l’espace de nos mouvements. Nous vivons dans le délai et dans l’écart, que créent le temps et l’espace. La vie est une salle d’attente sans consultation.
X - Le clou s’enfonce dans l’écho du marteau. Si on étouffe le coup quand le marteau touche la tête du clou, la force remonte dans le bras de celui qui le tient. Il faut relâcher la pression sur le manche à la fin de son geste, pour que l’onde de choc se propage dans l’autre sens, pour que la résonance du champ de force prolonge notre geste et finisse d’enfoncer le clou.
Le Big Bang était un coup de marteau dans l’univers, nous vivons dans son écho.
B - Dans la cosmologie Hopi, des jumeaux créent la terre. L’un fait résonner la matière pour qu’elle s’agglomère autour de lui et l’autre tourne autour pour en modeler la surface. Le delay en musique, le rejet en poésie, le suspens dans la fiction, le raisonnement en philosophie, l’expérimentation en science, la nouveauté en art... Le délai donne à toute chose sa forme. Choisir l’action ou la contemplation, modeler la forme de l’intérieur ou de l’extérieur.
Il n’y a pas de durée on est toujours dans le délai de quelque chose. Il n’y a pas d’espace on est toujours dans le l’écho de quelque chose.
X - Mon avenir, ma réussite, ma survie, je me trompe d’inquiétude. Le problème ce n’est pas moi dans le futur, mais le futur en moi. Mieux vaut être inquiet du présent qu’angoissé par l’avenir. L’angoisse ne sait qu’attendre, attendre que ça passe, elle rend le présent infranchissable.
B - Il serait peut-être temps de rompre ce pacte passé avec moi-même, après la lecture des premières pages d’A la recherche du temps perdu : consacrer ma vie à l’instantané des émotions, me livrer à l’attente infinie des déclencheurs sensoriels, être comme la tique qui peut attendre 16 ans l’odeur de transpiration qui lui fera lâcher le brin d’herbe sur lequel elle se trouve pour tomber sur l’animal qui passe en dessous, être comme elle un moment avide du sang du réel puis retourner au suspens de l’attente, immobile, inerte, simplement prêt à fonctionner, identique jusqu’à l’usure du mécanisme. Il serait peut être temps que j’oublie l’instant et que j’apprenne à me déplacer dans l’histoire de ma vie.
X - Je ne sais pas pourquoi je ne fais jamais ce que j’ai décidé de faire, au moment où j’ai décidé de le faire? Pourquoi je refuse de rencontrer ce qui arrive ?
B - La solution, c’est de ne pas se poser la question, de faire ce qui était prévu. Le changement est perpétuel, le rythme est notre salut. Le rythme est la solution à tous nos problèmes, un rapport pacifié au temps, l’impression de ne plus être seul, de répondre à quelque chose. Le rythme divise l’attente, il nous installe dans le temps entre différence et répétition. Le rythme nous inscrit sur une partition, on y prend place comme si on pouvait être rejoué, comme si on pouvait reprendre là où on en était. Au fond de la fosse d’orchestre nos vies sont posées sur des pupitres. L’homme est la partition de quelque chose d’autre, il est livré à son interprétation.
X - Je me souviens, je buvais un café à une terrasse, j’attendais un ami que j’avais accompagné à un rendez vous. Étonnamment détendu et heureux, je faisais face à un temps libéré de toute contrainte, de toute projection. L’avant était réglé, l’après allait l’être par son retour, j’étais dans un moment qui ne me concernait pas et dont les limites étaient définies de l’extérieur. J’étais dans une friche spatio-temporelle, libre d’herboriser à ma guise.
B - Rien ne densifie plus un moment que sa conquête sur un autre. Le temps est le cadre que l’on donne à l’espace dans lequel on vit. L’attente ouvre une fenêtre d’où l’on peut regarder sa vie en face. L’attente est l’endroit ou l’on se réfugie de l’immensité du réel.
X - On attend que l’autre s’en aille ou revienne, on attend qu’il se décide ou qu’il change d’avis, on attend de partir en vacances ou de retourner au bureau, on attend une promotion ou une restructuration, on attend le vendredi puis on attend le lundi, on attend les toasts dans le grill pain, les enfants dans la voiture, on attend.
Dans ces espaces intermédiaires, figés dans le délai, apparaît soudain un point de vue on dessine des perspectives d’avenir sur la vitre du présent, l’idée du bonheur, sans doute.
B - L’espoir est le terrain du désir, le désir est l’objet qu’on y lance et que l’on poursuit comme les boulons des Stalker. L’espoir crée un cadre, l’attente un point de vue, le désir des lignes de fuite. La contemplation de l’ensemble devrait suffire!
X - Vaut-il mieux appâter au bord de l’eau ou aller pêcher en haute mer, attendre que le monde vienne jusqu’à soi ou aller le chercher. Vaut-il mieux le ponton ou la barque ?
B - Je suis incapable d’approfondir un sujet, de développer une idée, quelque chose me retient, une réserve morale, l’intuition d’une piste à ne pas suivre. Je ne peux pas réfléchir aux idées, les expliquer, les résumer, les justifier, les exploiter, j’ai l’impression de tricher, de les trahir, de les abîmer. J’ai peur de forcer le pas de vis de la pensée. L’idée est comme du papier inactinique, elle perd sa sensibilité quand on l’expose. L’idée est une jeune fille qui se déshabille, la suite ne nous regarde pas. Vouloir creuser un sujet a quelque chose de morbide. Tenir un sujet comme on tient un prisonnier a quelque chose de sordide. C’est la délicatesse de l’art de ne pas immobiliser ses idées pour les observer. L’art pose parfois la main sur son sujet mais à peine le sent-il bouger, qu’il la retire. Laisser son sujet en liberté, accepter de le voir disparaître, et digresser jusqu’à ce qu’il revienne. L’art c’est l’art de patienter en attendant le retour du sujet.
X - Chercher ne permet pas de trouver mais de patienter en attendant
B - Sous chaque note de musique comme sous chaque pierre, la surprise de découvrir le sentiment qui s’y cachait. La musique est la mesure la plus précise de notre ouverture au monde. Sous chaque note comme sous chaque pierre, la stupeur de l’enfant qui entend sa propre voix, la beauté mêlée d’effroi, la vie grouillante qui attend.