Le Jour du Retour

visite guidée des fortifications de la villa Arson par Xénophon et Maurice Blanchot
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le 7 juin 2014 à l'invitation d'Eric Mangion
Lecteurs : Quentin Euverte & Fabrice reymond
Images : Olivier Amsselem


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Xénophon : Mes amis, dans le sacrifice que je viens de faire les présages n’ont pas été favorables à une marche contre le roi. Et il y avait à cela de bonnes raisons; car, à ce que je viens d’apprendre, entre nous et le roi, il y a le Tigre fleuve navigable, que nous ne pourrions traverser qu’en bateaux, or nous n’avons pas de bateaux.
Quant à rester ici, cela est impossible, puisqu’il est impossible d’y avoir des vivres.
Par contre pour aller rejoindre les amis de Cyrus les entrailles ont été fort belles.

Blanchot : Le corbeau se retourne en planant et dérive légèrement jusqu’à former un crochet. Ainsi commence l’Anabase, la longue remontée des 10000 mercenaires Athéniens venus combattre ici en Perse avec Cyrus contre Hartaxerces.
Comme eux, coincés entre la montagne et la mer, nous sommes perdus sur le chemin du retour et nous semons les indices qui dessinent la carte du présent.

Xénophon : Je m’appelle Xénophon Je fais partie des 10 000. Nous avons gagné toutes nos batailles bataille, mais notre commanditaire est mort et nous nous sommes retrouvés seuls dans un pays étranger. J’ai appelé ce long périple qui nous a finalement permis de rentrer chez nous : l’Anabase.

Blanchot : Je suis Maurice Blanchot, écrivain et essayiste Français. Je suis mort en 2004 à 95 ans. Je suis l’auteur de récits fragmentaires, dont entre autres L’attente, l’oubli et L’entretien infini.

L’Anabase est la forme du retour, l’errance jusqu’à l’origine, notre dernière utopie.

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LE JOUR DU RETOUR

B - Pourquoi avez-vous décidé de revenir?

X - On avait gagné. Il fallait revenir ou s’installer pour toujours. On avait trouvé ce qu’on cherchait. Il fallait le ramener c’était logique.

On sait qu’il est temps de rentrer quand on a oublié le chemin de l’aller, quand on a perdu de vue le point de départ, quand on a réussi à effacer un peu ses traces, au moins à écrire par dessus. Le jour du retour c’est quand nos devenirs ont gagnés sur nos origines.

B - C’était plus difficile d’y aller ou d’en revenir?

X - Ça dépend. On y va avec l’espoir et on revient sans. On est plus léger mais du coup on compte ses pas. Et ça peut devenir pénible. Surtout qu’en fait on ne compte jamais, on décompte, et que le décompte est toujours fatal!

A l’aller on ne sait pas où on va, mais on est porté par l’espoir, au retour on sait où on va mais on doit porter sa lucidité.

B - Pourquoi êtes-vous allé là bas et voudriez-vous y retourneriez?

X - L’Anabase c’est comme la recherche du temps perdu, il disparaît quand on le trouve.

Ou comme la terre promise, elle ne l’est plus une fois qu’on y habite.

Peut-être aurait-il fallu faire comme Moise et ne jamais y rentrer?

B - Alors le jour du retour c’est le jour où le lieu disparaît?

X - «Rien d’autre n’aura eu lieu que le lieu» c’est pas moi qui le dis. Le cheval meurt pour devenir le lit, le bateau se retourne pour devenir le toit de la maison. Le voyage invente sa destination, comme le rideau du temple se déchire à l’apocalypse, la disparition du lieu, à l’instant où on le touche, fait apparaître la maison que l’on avait quittée.

L’aventure c’est le réel qui cache le réel.

B - C’est étrange d’être allé si loin pour en revenir?

X - Avec mes hommes tous athéniens le voyage n’était pas la conquête d’un nouveau paysage. Non ce qu’on voulait gagner c’était sa vie.

Nous sommes tous des mercenaires à la recherche de ce qui nous libérera de chercher.

Nous avions gagné, la victoire avait transformé la bataille en argent Il n’y avait plus rien à attendre de cet endroit où l’on était arrivé.

B - Je vois. Le jour du retour c’est celui qui crée un avant, le sommet de la montagne, le fond du gouffre, c’est le moment ou Sisyphe reprend sa route.

Le jour du retour c’est le moment ou tout balance entre le souvenir et les envies. C’est le point d’équilibre entre le passé et le futur, le chemin du présent.

Le jour du retour change le sens de ce qui s’est passé, il fait la route à l’envers, il regarde le paysage qui était dans son dos, c’est une révolution qui efface ses traces.

X - Oui sans doute! Mais toi que cherches-tu, pourquoi me parles-tu de retour ?

B - En mer, les super tankers mettent un moment à casser leur erre, ils continuent à avancer longtemps après que leurs moteurs se sont arrêtés.

Dans la vie nos corps mettent du temps à quitter l’état dans lequel on les a mis, ils digèrent encore ce qui vient de se passer alors que notre esprit a déjà changé de sujet.

Du coup, comme nos corps sont toujours en retard d’une émotion, la plupart d’entre elles attendent dehors qu’ils veuillent bien les accueillir pour en faire des sentiments.

Voilà pourquoi cher Xénophon la poésie fait le chemin dans l’autre sens, elle remmène à la maison les émotions qu’on a laissées au bord de la route.

X - Ah d’accord. Mais je ne vous ai pas beaucoup vu sur les routes, quand même!?

B - Ah! tu ne le vois pas, pourtant la puissance en moi se précipite derrière tous les joueurs de flûte et elle les suit jusqu’au gouffre qui l’anéantira. La puissance nous emmène vraiment ailleurs, le retour n’est pas prévu. La puissance désire son anéantissement.

Et n’est-ce pas moi qui ai dit «Quand tu aimes il faut partir, Quittes ta femme, Quittes ton enfant…» ?

X- Non c’est Blaise Cendrars. Et puis tu pars avec tous ces livres dans ta tête, tes amis tu ne peux pas vraiment les perdre. Mes compagnons de route, moi ils meurent pour de vrai.

B - Détrompe-toi, je n’apprends que pour oublier, je n’écris que pour ne plus y penser, mon perpétuel oubli de ce que, pendant un moment j’ai su, mon obstination à vivre avec le minimum, à voyager le plus léger possible, sont des façons de remonter jusqu’à l’origine, au passé plus riche en futur que le présent, un façon de retrouver mon innocence.

X - Tu crois encore à l’innocence, toi et tes siècles de sciences?

B - L’innocence est ce qu’on a perdu et que la naïveté recherche, elle n’est pas un fantasme, mais une aventure. L’innocence ne s’attend à rien, elle est prête à tout, c’est une machine qui recalcule tout à chaque fois, c’est une force frontale qui se présente seule face à l’événement, une surface infinie qui ne cherche pas à percer le mystère mais l’enveloppe, l’épouse.

X - Back to Eden alors?

B - Oui! L’ignorance est ma liberté, elle est la case vide qui me permet de retrouver l’image perdue de la vérité.

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L’ATTENTE

B - Vous avez attendu longtemps avant de revenir?

X - On attend toujours même quand on marche vers son destin. Mon grand père me racontait qu’Hitler n’a cessé de construire et d’améliorer son bunker à Berlin alors même qu’il conquérait l’Europe. En pleine victoire il préparait déjà son refuge, son terrier, son tombeau.

Quelque chose en nous attend et se lasse de nous voir nous agiter, quelque chose en nous attend le repos, quelque chose en nous est malmené par le mouvement de la vie. C’est ce quelque chose qui s’use et vieilli. Il nous précède et nous envie.

Cette attente est aussi l’orgueil de l’homme. L’attente est ce qui, en nous, refuse que notre disparition dépende de l’extérieur. Les arbres eux ne meurent que pour des raisons qui leur échappent, en l’absence de problèmes conjoncturelles ils seraient éternels. Il n’ont pas comme nous ce programme de sénescence dont nous avons équipé nos produits électroménagers et qui décide de notre obsolescence.

B - Donc vous attendiez déjà, mais est-ce que ça a été difficile de se décider?

X - Rien de plus infranchissable que l’instant. On est assiégé par le temps, prisonnier du présent. L’attente est le lieu de l’angoisse, de la maladie, de la plainte, de la pensée, de la recherche, de l’oubli…

On construit des remparts jusqu’au jour où on décide de sortir, de rentrer quoi qu’il en coûte. Le jour du retour est une libération.

B - Aujourd’hui vous pensez être définitivement libéré?

X - L’attente me guette comme un animal sa proie. Elle m’attire comme les sirènes attirent les marins. L’attente me dit que c’est elle la plus belle, qu’elle est ce que j’ai de mieux à faire. Elle me dit que le moment n’a pas d’importance, qu’en dessous de l’instant c’est le vide. Et elle me tend la main pour que je saute par dessus.

B - L’attente est la soeur de l’angoisse, c’est une projection sans contenu, elle est l’inverse du désœuvrement qui la renie comme un enfant sa mère.

Pour ne plus camper dans l’attente, je construis des bunkers dans l’instant.

X - Je suis debout dans le couloir, je vis sur le pas de la porte, devant la sortie de secours. Je n’ai jamais rien fait d’autre qu’essayer d’augmenter ma force d’inertie.

B - Attendre, c’est chercher avec le corps.

X - Je suis auprès de moi comme si j’étais au chevet d’un mourant. Je ne peux rien faire, mais j’attends patiemment et observe ce qui se passe : les réactions et les émotions, les événements et les saisons qui nous traversent.

B - On cherche désespérément des intensités. On cherche de quoi vibrer, de quoi vivre un peu plus. Tout ce qu’on veut c’est fonctionner, comme le filament attend l’incandescence.

X - Le corps est la salle d’attente où l’on reçoit les plaintes de nos organes. Voilà de quoi nous protège l’action, elle ferme la porte derrière elle.

B - Seul la métaphysique pourrait nous faire sortir de la file d’attente.

X - Debout face à l’arbre, j’écarte les bras et j’attends qu’il me rejoigne en grandissant.

B - Chaque journée est un brouillon que je chiffonne et que je jette dans un coin. J’attends celle qui supportera la relecture. Heureux ceux qui écrivent chaque journée sans repentir et qui la rangent telle quelle dans leur biographie. Je continuerai à noircir des pages jusqu’à ce que la vie et la mort se ressemblent.

X - Nos idées attendent longtemps que nos bouches parlent, encore plus longtemps que nos mains écrivent. On pense avec une grammaire approximative c’est ce qui rend les idées fulgurantes.

B - A moins que ce ne soit la vitesse de la pensée qui ne floute la grammaire.

X - Chaque jour, j’attends qu’on me donne une bonne raison de tout abandonner, en commençant par ce à quoi je tiens le plus.

B - Prévoir à l’avance ses trains, ses avions, ses vacances, ses coups de fils. Le commerce nous demande de prévoir notre vie à l’avance afin d’optimiser son activité, pour que personne ne nous attende sans rien faire.

Hors de prix, mon travail consiste à me tenir toujours prêt, à être à la disposition de ce qui arrive.

X - On passe sa vie à préparer l’instant. On attend celui qui créera un après. Cet instant, imprévisible et irréversible, où tout se réinitialise, se reconfigure, où notre visage se tourne vers un autre paysage et ajoute un trait à son caractère.

B - On attend l’événement comme le Messie et quand il arrive, on le condamne encore à mort.

X - Une partie de moi ne dort jamais, elle attend. Elle attend le grand amour, la grande fortune, la grande santé, la sérénité, la sagesse, le bonheur…

Ce qui en moi attend se tend et ôte toute souplesse à l’instant.

L’attente anesthésie le présent. J’attends des choses pendant des années et je m’en vais quand elles arrivent.

B - Il faut apprendre à vivre dans l’attente, rester devant le passage piéton. En faire son atelier, s’y installer comme à la place du conducteur. L’attente est notre marge de manoeuvre, elle crée l’espace de nos mouvements. Nous vivons dans le délai et dans l’écart, que créent le temps et l’espace. La vie est une salle d’attente sans consultation.

X - Le clou s’enfonce dans l’écho du marteau. Si on étouffe le coup quand le marteau touche la tête du clou, la force remonte dans le bras de celui qui le tient. Il faut relâcher la pression sur le manche à la fin de son geste, pour que l’onde de choc se propage dans l’autre sens, pour que la résonance du champ de force prolonge notre geste et finisse d’enfoncer le clou.

Le Big Bang était un coup de marteau dans l’univers, nous vivons dans son écho.

B - Dans la cosmologie Hopi, des jumeaux créent la terre. L’un fait résonner la matière pour qu’elle s’agglomère autour de lui et l’autre tourne autour pour en modeler la surface. Le delay en musique, le rejet en poésie, le suspens dans la fiction, le raisonnement en philosophie, l’expérimentation en science, la nouveauté en art... Le délai donne à toute chose sa forme. Choisir l’action ou la contemplation, modeler la forme de l’intérieur ou de l’extérieur.

Il n’y a pas de durée on est toujours dans le délai de quelque chose. Il n’y a pas d’espace on est toujours dans le l’écho de quelque chose.

X - Mon avenir, ma réussite, ma survie, je me trompe d’inquiétude. Le problème ce n’est pas moi dans le futur, mais le futur en moi. Mieux vaut être inquiet du présent qu’angoissé par l’avenir. L’angoisse ne sait qu’attendre, attendre que ça passe, elle rend le présent infranchissable.

B - Il serait peut-être temps de rompre ce pacte passé avec moi-même, après la lecture des premières pages d’A la recherche du temps perdu : consacrer ma vie à l’instantané des émotions, me livrer à l’attente infinie des déclencheurs sensoriels, être comme la tique qui peut attendre 16 ans l’odeur de transpiration qui lui fera lâcher le brin d’herbe sur lequel elle se trouve pour tomber sur l’animal qui passe en dessous, être comme elle un moment avide du sang du réel puis retourner au suspens de l’attente, immobile, inerte, simplement prêt à fonctionner, identique jusqu’à l’usure du mécanisme. Il serait peut être temps que j’oublie l’instant et que j’apprenne à me déplacer dans l’histoire de ma vie.

X - Je ne sais pas pourquoi je ne fais jamais ce que j’ai décidé de faire, au moment où j’ai décidé de le faire? Pourquoi je refuse de rencontrer ce qui arrive ?

B - La solution, c’est de ne pas se poser la question, de faire ce qui était prévu. Le changement est perpétuel, le rythme est notre salut. Le rythme est la solution à tous nos problèmes, un rapport pacifié au temps, l’impression de ne plus être seul, de répondre à quelque chose. Le rythme divise l’attente, il nous installe dans le temps entre différence et répétition. Le rythme nous inscrit sur une partition, on y prend place comme si on pouvait être rejoué, comme si on pouvait reprendre là où on en était. Au fond de la fosse d’orchestre nos vies sont posées sur des pupitres. L’homme est la partition de quelque chose d’autre, il est livré à son interprétation.

X - Je me souviens, je buvais un café à une terrasse, j’attendais un ami que j’avais accompagné à un rendez vous. Étonnamment détendu et heureux, je faisais face à un temps libéré de toute contrainte, de toute projection. L’avant était réglé, l’après allait l’être par son retour, j’étais dans un moment qui ne me concernait pas et dont les limites étaient définies de l’extérieur. J’étais dans une friche spatio-temporelle, libre d’herboriser à ma guise.

B - Rien ne densifie plus un moment que sa conquête sur un autre. Le temps est le cadre que l’on donne à l’espace dans lequel on vit. L’attente ouvre une fenêtre d’où l’on peut regarder sa vie en face. L’attente est l’endroit ou l’on se réfugie de l’immensité du réel.

X - On attend que l’autre s’en aille ou revienne, on attend qu’il se décide ou qu’il change d’avis, on attend de partir en vacances ou de retourner au bureau, on attend une promotion ou une restructuration, on attend le vendredi puis on attend le lundi, on attend les toasts dans le grill pain, les enfants dans la voiture, on attend.

Dans ces espaces intermédiaires, figés dans le délai, apparaît soudain un point de vue on dessine des perspectives d’avenir sur la vitre du présent, l’idée du bonheur, sans doute.

B - L’espoir est le terrain du désir, le désir est l’objet qu’on y lance et que l’on poursuit comme les boulons des Stalker. L’espoir crée un cadre, l’attente un point de vue, le désir des lignes de fuite. La contemplation de l’ensemble devrait suffire!

X - Vaut-il mieux appâter au bord de l’eau ou aller pêcher en haute mer, attendre que le monde vienne jusqu’à soi ou aller le chercher. Vaut-il mieux le ponton ou la barque ?

B - Je suis incapable d’approfondir un sujet, de développer une idée, quelque chose me retient, une réserve morale, l’intuition d’une piste à ne pas suivre. Je ne peux pas réfléchir aux idées, les expliquer, les résumer, les justifier, les exploiter, j’ai l’impression de tricher, de les trahir, de les abîmer. J’ai peur de forcer le pas de vis de la pensée. L’idée est comme du papier inactinique, elle perd sa sensibilité quand on l’expose. L’idée est une jeune fille qui se déshabille, la suite ne nous regarde pas. Vouloir creuser un sujet a quelque chose de morbide. Tenir un sujet comme on tient un prisonnier a quelque chose de sordide. C’est la délicatesse de l’art de ne pas immobiliser ses idées pour les observer. L’art pose parfois la main sur son sujet mais à peine le sent-il bouger, qu’il la retire. Laisser son sujet en liberté, accepter de le voir disparaître, et digresser jusqu’à ce qu’il revienne. L’art c’est l’art de patienter en attendant le retour du sujet.

X - Chercher ne permet pas de trouver mais de patienter en attendant

B - Sous chaque note de musique comme sous chaque pierre, la surprise de découvrir le sentiment qui s’y cachait. La musique est la mesure la plus précise de notre ouverture au monde. Sous chaque note comme sous chaque pierre, la stupeur de l’enfant qui entend sa propre voix, la beauté mêlée d’effroi, la vie grouillante qui attend.

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LA CONQUÈTE

B - Mais quelle idée d’aller se vendre comme mercenaire dans un pays étranger, si loin de chez vous?

X - Vous croyez qu’on avait le choix! Il fallait payer le loyer, l’éducation des enfants. Avant on allait à l’usine vendre sa force de travail mais maintenant qu’elles ont fermé on est obligé d’aller à la guerre vendre sa force de frappe. Avant on produisait de la richesse sur notre territoire, maintenant on est obligé d’aller la chercher sur d’autres. Pourtant on avait mis longtemps à chasser la guerre de nos terres. On a d’abord pensé que coloniser d’autres pays c’était mieux que tuer son voisin ensuite on s’est dit que mettre en concurrence les hommes, les femmes et les enfants du monde entier c’était une guerre plus discrète. Finalement on en est naturellement revenu au travail des mercenaires. On avait le choix entre être domestiqué par l’argent, être maintenu à domicile avec le minimum vital sous perfusion ou aller cogner dans d’autres pays sur ceux qui avaient le droit de sortir. Bon finalement ça change pas grand chose, la guerre c’est un travail comme les autres. Ça nous éloigne de notre famille et ça nous fait vieillir plus vite. D’ailleurs c’est pas toujours désagréable. Nos femmes à un moment elles peuvent plus nous voir à la maison et puis ça nous fait voir du pays. Ou plutôt ça nous fait voir d’autres pays en nous.

B - Mais qu’est-ce qui allait pas à la maison?

X - Rien, le quotidien. Le quotidien, c’est la disparition de l’attention. Il démobilise nos sens. Le gouvernement de la raison est destitué, la souveraineté de nos désirs est perdue, le quotidien nous pré- occupe. On ne se libère qu’en quittant la sédentarité des jours. Se retrouver ailleurs, soudain confronté à un nouvel espace, remobilise tout en nous, pour refaire fonctionner le pays que nous sommes. Nos sens sont en repérage. Les aller-retours de la perception s’accélèrent, on réévalue les limites de nos corps, on remesure toutes les distances, chaque regard configure de nouvelles données. Le temps aussi est libéré, il n’est plus compté d’avance, il retrouve sa souplesse, son irrégularité et les négociations du désir reprennent. L’exceptionnel nous fait sortir de nous-même, la délocalisation nous rend plus attentifs et moins soucieux, plus inquiets et moins préoccupés.

B - Il y a ceux qui habitent leurs conquêtes et ceux qui se laissent habité par elles. Ceux qui refont leur maison chez les autres et ceux qui ouvrent leur maison à tout le monde. Vous j’ai l’impression que vous étiez plutôt des touristes?

X - Oui des touristes ou des locataires, on allait pas commencer à s’installer comme si on faisait partie des meubles. On était là pour admirer le panorama. C’est ce qu’on fait, on gravit des montagnes, on conquiert des pays, on est le vainqueur et le vaincu de soi même, juste pour avoir un paysage à regarder. Et on ne peut pas vraiment habiter une perspective.

B - Moi c’est pareil j’écris parce que je ne peux pas penser en faisant autre chose. Dans la vie je suis sans opinion, je ne me fais une idée que pour avoir un point de vue, un paysage à regarder. Je fais des graffitis sur des tables d’orientation.

X - On ne sait pas quoi faire de soi, on ne sait pas quoi faire de ses états : de nostalgie, de puissance, de tristesse, de désir. Nous sommes naturellement désœuvrés, le travail n’est qu’un gouvernement provisoire. Il ne s’agit pas de faire quelque chose, mais de trouver l’activité qui corresponde à notre état.

Chaque état attend son occupation, chacun d’entre eux demande qu’on s’y consacre corps et âme.

Aller jusqu’au bout de ses états, les arpenter dans tous les sens, en faire le tour, en découvrir les frontières, les limites.

Choisir sa musique, ne pas se laisser pré-occuper.

B - Chaque geste gagné sur ses habitudes, même son intention, est la conquête d’un nouveau territoire, une terrasse sur la répétition.

X - Il n’y a pas d’état idéal, nos états dépendent de la façon dont on y arrive, les chemins inventent leur destination. Nos états sont des véhicules qui nous permettent d’en retrouver d’autres. On peut emprunter l’angoisse pour rejoindre la sérénité, la contemplation pour rejoindre l’action, la souffrance pour rejoindre le plaisir. Il s’agit d’accéder à des lieux de pensée. On arrive à des endroits mais ils changent tous le temps, c’est pour cela que les voyages sont inutiles.

B - Ce que la poésie ne peut pas faire personne ne le peut. Il n’y a rien au-delà du langage, au bout de chaque phrase la route s’arrête net. Chaque vers mesure l’étendue de la langue, en fait la cartographie. Chaque poème arpente son pays, en trace les contours, quelques-uns tentent des annexions, d’autres construisent des polders. D’une langue à l’autre la forme des territoires est différente, une traduction superpose deux cartes et dessine un nouveau pays.

B - La poésie est l’excès de ce qui est là et le manque de ce qui n’y est pas encore. Elle est entre deux, entre nous, au milieu du paysage. Il lui faut l’espace vide de ce qui s’est éloigné, elle naît de la séparation. La poésie est dans la joie de la solitude l’envie de se rapprocher et dans la rencontre la permanence du vide. On est sujet à la poésie comme on est sujet au vertige. Désorienté et lâché au milieu des choses comme à Colin-Maillard, on essaie de rejoindre ce dont on a été séparé et on se rapproche de l’inconnu.

B - Je traverse les oeuvres la conscience mi-close, je les regarde de biais ou de dos. Comme Orphée, j’escorte la pensée vers le monde des vivants et lui tourne le dos en la précédant. Avec une extrême conscience de sa présence, l’esprit et le coeur vers elle, je marche sans me retourner. Regarder une oeuvre en face, la dévisager, c’est perdre sa réelle présence, c’est la pétrifier. Les oeuvres d’art vivent du temps qu’on passe à penser à elles, il suffit de les regarder pour ne plus y penser et donc pour les faire mourir.

L’art se regarde de dos, tout le reste de face.

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